Hommage à M. Terrasse

 

Pendant un demi-siècle, un artiste a donné leur sens, leur unité, et leur peu commune dimension à toutes les créations chorégraphiques de LA SYLVAINE.
Son nom, bien connu d’une certaine élite de la vie artistique française, ne l’est pas du tout du grand public. Je voudrais tenter de faire pressentir l’importance de Michel TERRASSE dans le paysage culturel français de la fin du XX ème siècle.

Michel TERRASSE est le petit neveu de Pierre BONNARD. Ce n’est pas lui faire injure que de le présenter ainsi. Car cette lourde filiation l’embarrassait si peu qu’il se plaisait, au contraire, à la revendiquer.

Michel TERRASSE est un héritier, et il s’en fit gloire : tel est le caractère intempestif de son destin, pleinement assumé.

Dans un monde qui a sacralisé les ruptures, les provocations, les révolutions, Michel TERRASSE a taillé son chemin entêté, sans lâcher le file d’Ariane de la tradition, indifférent à toutes les recherches névrotiques de nouveauté, d’originalité, de radicalité. Tout l’art moderne, qu’il fut littéraire, pictural, musical ou chorégraphique, ne lui a jamais semblé qu’un vaste dérèglement sans lendemain possible, une saison dans l’enfer du nihilisme. Pour sa part, enjambant à pas de géant tranquille les crevasses où ses contemporains s’acharnaient à précipiter la création artistique, il a entretenu un dialogue endurant avec une histoire de la peinture qui s’est interrompue, d’après lui, après le post-impressionnisme et le fauvisme. Ainsi a-t-il continué à piocher, entre autres problèmes esthétiques, celui de la composition picturale, tel que Pierre BONNARD , justement, l’avait laissé en chantier.

L’importance de l’œuvre qu’il mûrissait n’a pas échappé à quelques uns des connaisseurs les plus avisés du marché mondial de la peinture. Le célèbre collectionneur WILDENSTEIN fut de ceux-là, qui, très tôt, avait parié sur Michel TERRASSE et lui a conservé sa confiance jusqu’à la fin de sa vie.

Michel TERRASSE nourrissait une passion pour les arts du spectacle, principalement le cirque et la danse. Dés l’âge de 25 ans, il signait des décors et costumes pour l’Opéra-comique, Le Théâtre La Bruyère ou l’Opéra de Paris. Cette passion connut, hélas, quelques frustrations. Pour le plus grand bonheur de LA SYLVAINE, car c’est ici que LA SYLVAINE fait irruption dans son existence.

En 1947, il avait dix-huit ans quand il commença à fréquenter le 24 rue Saint Honoré Il lui arriva même d’y habiter, à l’occasion d’un séjour de plusieurs années que firent mes parents à l’Ile de la Réunion LA SYLVAINE fut alors une sorte d’auberge fantasque, tout à la fois squatt, centre culturel, maison des jeunes . Au milieu des jolies danseuses et des gracieuses musiques, Michel TERRASSE dessinait et peignait. C’est alors qu’il composa les deux grandes toiles de notre studio de danse, et qu’il peignit entièrement la salle à manger de notre maison d’habitation, qui est peut-être le premier chef d’œuvre de sa jeunesse. Il avait dix-neuf ans.

Dés lors, LA SYLVAINE n’a plus cessé d’être pour lui un pôle d’attirance. En quarante années, il a conçu et réalisé avec ma mère puis avec ma sœur, sept ballets, dont la préparation enfiévra ces locaux, qui bruissent encore de l’industrie des couturières, des accessoiristes, des peintres, des pianistes, des électriciens- et de mille petits drames et de dix mille bonheurs.

Ces entreprises insensées, qui s’étendaient chaque fois sur deux années, Michel TERRASSE rêvait d’en retrouver la magie, alors qu’il se savait atteint d’une maladie irréversible .Depuis des mois, tous les esprits fertiles étaient réquisitionnés pour inventer le nouvel argument d’un prochain ballet. Michel nous talonnait. Nous pensâmes à un spectacle sur LA FONTAINE, sur la musique, sur la mythologie de Paris. Et soudain, Michel nous prit de court.

Une nuit de l’hiver 2002, sans prévenir, il débarqua de Paris avec des cartons pleins d’esquisses et d’aquarelles : seul, il avait déjà tout conçu de notre dernière folie artistique.

En repartant dans la nuit, sur le trottoir, là, il me glissa ce qui furent les derniers mots que j’entendis de lui : « Didier, je compte sur toi pour bousculer ta sœur, nous ne sommes pas éternels. »

C’était le 3 février 2002
Michel TERRASSE s’est éteint le 14 Avril 2002

Au seuil de la mort, il avait choisi de créer : "la Création".

Didier LAMAISON